CfP: Colloque international
L’écrivain-traducteur. Ethos et style d’un co-auteur
Grenoble (Université Stendhal Grenoble 3), les 9 et 10 novembre 2017 et Paris (Université Paris III Sorbonne Nouvelle), les 18 et 19 janvier 2018
Appel à communications
Les théories de la traduction, depuis les années 1980, donnent au traducteur un véritable rôle de créateur. « Traduire n’est traduire que quand traduire est un laboratoire d’écritures», écrivait H. Meschonnic, s’accordant sur ce point à la théorie interprétative, à laquelle par ailleurs il s’en prenait avec virulence. Celle-ci, fondée sur le principe de la déverbalisation, place au centre de l’acte traductif la créativité du traducteur, qui « ne se pos[e] plus le problème de l’intraduisibilité de tel ou tel poème, mais seulement celle de savoir si sa propre créativité langagière est suffisante pour lui permettre de produire un texte qui sera équivalent à l’original dans toutes ses fonctions de désignation et d’évocation». Dans la pensée traductologique moderne, le texte traduit doit avoir la même valeur littéraire que le texte source, être autonome dans la langue d’arrivée et viser une équivalence d’effet.
Le texte traduit est pourtant encore très largement marginalisé dans les études littéraires, même lorsque son traducteur est un auteur reconnu dans le champ et l’histoire littéraires. Elles l’envisagent non comme un objet autonome, mais comme medium dans le processus de communication entre un auteur et un lecteur. Les approches comparatistes lui font certes une place plus importante, mais, là aussi, l’analyse privilégie l’accès au texte source. La posture critique dominante consiste à évaluer, en termes de réussite ou d’échec, de fidélité ou de trahison, le passage d’une langue à l’autre, et non à aborder le produit de la traduction dans son autonomie par rapport au texte source.
Au cœur de cette défiance généralisée à l’égard du texte traduit – alors même que la France est, avec l’Allemagne, l’un des deux pays à traduire le plus de littérature étrangère– se trouve la question complexe du statut du traducteur et de son auctorialité, avec des enjeux notamment légaux. Même si certains, tel Pierre Assouline, militent aujourd’hui pour la reconnaissance statutaire du « traducteur coauteur», les textes de loi circonscrivent l’auctorialité du traducteur dans des limites étroites, la bordant au prix de maints paradoxes. Dans le Code des usages pour la traduction d’une œuvre de littérature générale, par exemple, le traducteur est certes considéré comme un « auteur », mais il doit respecter l’auteur source, selon une relation asymétrique, parfaitement (chrono)logique, ainsi que les attentes de l’éditeur, qui est, contractuellement, « à l’initiative de la création ». Le processus de traduction doit négocier entre réception et genèse, entre les attentes du lecteur (idéal ou réel, dont l’éditeur peut préciser le profil en raison d’une collection par exemple) et de l’auteur (idéal ou réel également, muséifié ou impliqué dans le processus de traduction). Ces deux horizons (au sens où ils sont structurants mais ouverts) peuvent placer le traducteur dans une position contradictoire lorsque les intentions auctoriales divergent avec les attentes supposées du lectorat. La responsabilité de l’auteur d’une traduction paraît donc doublement bornée et assujettie à l’arbitrage de l’éditeur en cas de litige : d’une part, le traducteur doit s’adapter à un horizon de lecture en respectant des critères stylistiques, formels et culturels ; d’autre part, il doit viser à rebours ce que l’on pourrait nommer un horizon d’écriture pour éviter (ou a contrario déclencher) un conflit avec l’auteur source ou son représentant. Le traducteur est ainsi un acteur du champ littéraire qui cristallise au plus haut point les permanentes négociations autour de l’auctorialité d’une œuvre : les questions de responsabilité légale, de signature (avec divers lieux et maintes modalités – individuelle, collective, générique) ou de liberté créative.
Floue d’un point de vue légal, l’auctorialité du traducteur est également contradictoire dans la présentation que se construit un auteur de traduction, aussi bien dans son texte que dans son entour. Dans les marges du texte comme dans les marqueurs stylistiques (allographes ou autographes), le traducteur construit en effet un ethos– d’érudit et d’expert ou au contraire de néophyte voire d’incompétent, de franc-tireur, pour ne citer que quelques unes des positions archétypiques possibles. Le rapport à la signature (effacée, autonome, ou double voire collective) est à ce titre éclairant, l’auteur de la traduction assumant la paternité du texte à divers degrés, quitte à en éclipser l’auteur originel. Aussi deux postures sont-elles concomitantes et divergentes : le traducteur en relation co-auctoriale (le dialogue s’inscrivant dans le retour sur un texte-référence) et l’auteur écrivant aussi en son nom propre (l’écriture se projetant dans l’avenir du texte publié et signé). L’auctorialité partagée, propre à toute traduction, implique donc une conciliation entre l’image du fidèle lettré et de l’écrivain, qui devient paroxystique lors de la collaboration entre deux auteurs qui finissent par signer tous deux un nouveau texte, original sans être originel, à l’instar de Cendres signé par le duo Beckett-Pinget. Parallèlement, le traducteur doit négocier entre son ethos et celui de l’auteur-source dont il peut modifier la représentation auprès du lectorat. Le texte traduit porte ainsi les traces de ce que R. Amossy appelle un « retravail de l’ethos préalable » aussi bien du traducteur (s’il est connu) que de l’écrivain traduit, autrement dit la traduction opère une transformation de l’image que le public se fait déjà des deux écrivains, à partir de leur réputation ou de leur statut. La spécificité du texte traduit réside dans ce double « retravail de l’ethos préalable », ce que l’analyse du discours entend comme « la reprise et la réélaboration de positions existantes » pour « moduler, voire remodeler son image».
Dans le prolongement du texte traduit, la question d’une bipolarité ethique et stylistique peut se rejouer au niveau de l’esthétique d’une œuvre, par la pratique de la référence complice ou, au contraire, distinctive. Ainsi, Giono, qui finit de traduire Moby Dick en 1939, s’inspire de cette première version française du monument de Melville dans un roman peu connu, Pour saluer Melville, où se construit un autoportrait oblique. Cet exemple de création illustre le paradoxe ethique de l’écrivain-traducteur : la fréquentation intime d’une œuvre allographe sous-tend l’œuvre auctoriale, au point d’en influencer le matériau thématique, certains choix esthétiques ou encore l’image de soi ; en retour, le traducteur-écrivain s’émancipe de la fidélité au texte originel de même qu’il s’affranchit de l’exactitude biographique pour s’approprier une présentation de l’autre comme soi-même.
La question de la construction de l’ethos de l’écrivain-traducteur amène également à revaloriser et à interroger le rôle de celui-ci au sein de l’histoire littéraire, qu’il démembre et recompose, ou encore celui du texte traduit comme creuset d’expérimentations stylistiques. Le traducteur peut tisser des filiations ou des anti-modèles, opérer un basculement contre-historique sur l’originalité esthétique d’un texte, d’abord connu au prisme stylistique de son traducteur. De même, les mouvements littéraires pourraient être revus à travers la généalogie de secondes mains : les innombrables traductions de Virgile, par exemple, deviennent elles-mêmes palimpsestes et lieu de positionnement entre leurs auteurs, depuis Clément Marot à Marcel Pagnol en passant par Victor Hugo, Paul Valéry ou encore André Chénier pratiquant la réécriture des Bucoliques. La petite main du traducteur est celle de l’écrivain se faisant la main : semblable au pastiche qu’a pu pratiquer Proust pour s’émanciper du style flaubertien, la traduction en tant qu’écriture à contraintes peut alors s’apparenter à une maïeutique stylistique.
Ce colloque propose ainsi d’étudier les écrivains-traducteurs du XXe siècle à aujourd’hui pour réfléchir sur une présentation de soi contradictoire, au travers notamment de ses marqueurs stylistiques, en mesurer les incidences sur les écrits postérieurs aux traductions, et revisiter l’histoire littéraire en reconstituant la cartographie souterraine de signatures qui migrent de la marge (mention du traducteur) au centre (sceau de l’auteur). Dès lors, c’est la notion de responsabilité auctoriale qui se trouve interrogée dans ses dimensions énonciatives, stylistiques, pragmatiques, esthétiques, sociopoétiques et historiques. Les communications privilégieront l’étude d’écrivains-traducteurs de langue française (première ou seconde), pour appréhender la posture ambivalente d’un lettré par ailleurs auteur d’une œuvre autonome. Débordant le champ de la traductologie, les approches poétiques, génétiques, stylistiques, juridiques, historiques et sociologiques sur des études de cas seront les bienvenues. À titre indicatif, nombre d’écrivains des XXe et XXIe siècles ont traduit un pair : Arthur Adamov, Louis Aragon, Samuel Beckett, Messaoud Benyoucef, François Bon, Yves Bonnefoy, Rachid Boudjedra, Frédéric Boyer, Hélène Cixous, Marie Darrieussecq, René Depestre, Virginie Despentes, Mathias Enard, Raymond Federman, Yves Gauthier, André Gide, Jean Giono, Julien Green, Armel Guerne, Eugène Guillevic, Nancy Huston, Philippe Jaccottet, Jean-Marie Laclavetine, Valery Larbaud, Gérard Macé, André Markowicz, Jean-Yves Masson, Brice Matthieussent, Emmanuel Moses, Vladimir Nabokov, Marcel Pagnol, Robert Pinget, Adélaïde Pralon, Marcel Proust, Sylvain Prudhomme, Armand Robin, Jacques Roubaud, Martin Rueff, Danièle Sallenave, Tiphaine Samoyault, Henri Thomas, Alexandre Vialatte, Michel Vinaver, Antoine Volodine, Kateb Yacine, Marguerite Yourcenar, etc.
Contacts et date butoir
Les propositions d’intervention devront être envoyées à Aline Marchand (aline.marchand@sorbonne-nouvelle.fr) et Pascale Roux (pascale.roux@univ-grenoble-alpes.fr) avant le 30 avril 2017. Un résumé de 500 mots (notes de bas de pages non incluses) sera accompagné d’une notice bio-bibliographique.